Marseille-Paris, puis il me faudra choisir entre Francfort ou Zurich. Mon objectif, relier Sofia. Le chemin n’est pas le plus direct, mais cela correspond bien à mes objectifs : un trajet sinueux me permettra de tromper mes adversaires, tout en maximisant mes points de victoire. Et puis Victor m’a devancé, je dois m’adapter pour réussir.

La chaleur est écrasante, malgré notre abri en sous-sol, malgré les vieilles pierres censées garder la fraicheur. Mais cela fait des mois qu’il n’y a plus de fraicheur, et la pluie tombée il y a huit jours nous semble bien loin. Sortir maintenant serait un suicide, il faudra au mieux attendre la soirée, profiter d’une partie de la nuit pour aller fouiller les environs et tenter de trouver des ressources nécessaires à notre survie. Nous sommes tous épuisés, mais dormir est une gageure par cette chaleur. Annick semble avoir trouvé le sommeil, du moins elle ferme les yeux. À un certain point de fatigue, peu importe les conditions extérieures, notre corps réclame sa dose de sommeil.

De notre côté, faute de mieux, nous jouons. Nous avons trouvé une ancienne boutique de jeux, un des rares magasins qui n’ait pas été pillé. La vitrine était cassée, certains se sont servis avant nous, mais il y a de beaux restes. Certes, nous aurions préféré trouver des restes de nourriture, de l’eau, mais contre mauvaise fortune… Nous avons pris ce jeu, Les Aventuriers du Rail, pour faire passer le temps, pour voyager et penser à autre chose que cet été qui n’en finit pas et nos estomacs vides.

Bon, j’ai pioché deux wagons roses, pas ce que j’espérais. Il me faudra sans doute prendre la locomotive au prochain tour, cela me fera moins de cartes mais il me faut avancer. C’est notre troisième partie, nous commençons à comprendre les stratégies. Le jeu est simple, pas très long et si l’on peste contre un mauvais tirage de cartes, c’est nos choix qui déterminent notre score. Bon, ils m’ont laissé ma locomotive, si tout va bien je vais pouvoir rejoindre Vienne. Sauf que John, sur son tour pose trois wagons oranges et me pique ma ligne. Rester calme ! Ne surtout pas révéler son plan, s’ils apprennent ma destination, ils vont pourrir tous mes chemins d’accès. Allez, ce n’est pas grave, on va essayer de passer à travers les Alpes mais un tunnel c’est traitre. Je retourne une première carte, une deuxième, tout va bien, aucune carte bleue. Allez, plus qu’une carte à retourner mais j’ai ma locomotive en secours. Pas de carte bleue sur le troisième tirage, c’est parfait, je suis toujours dans la course pour la victoire.

Annick pousse un grognement, apparemment nous serions trop bruyants. Faut avouer que nous nous sommes pris au jeu, et que tant les invectives que les rires couvrent le bruit lancinant des cigales. Elles sont le marqueur que la vie est encore possible, accessoirement elles nous servent d’apport en protéine en ces temps difficiles.

Léo, qui se faisait discret depuis un moment, pose tranquillement ses huit wagons reliant ainsi Stockholm et St Pétersbourg. En plus des vingt-cinq points qu’il vient de s’attribuer, il déclenche la fin de partie… Je ne pourrai finir ma mission et les quinze points perdus avec me coutent la partie. Décidemment, je ne gagnerai pas aujourd’hui. Je passe mon tour pour une partie supplémentaire, je préfère me dégourdir les jambes et je me dirige vers l’extérieur.

La température est légèrement retombée mais on dépasse encore largement les quarante-huit degrés à l’ombre. Je me passe un tissu imbibé d’eau autour de la tête. Nous avons deux réserves d’eau : la potable, précieuse qui est rationnée ; et l’autre pour se nettoyer et s’humidifier. John a construit récemment un système pour forcer l’évaporation et la récupérer dans un autre récipient. Une sorte d’alambic mais avec une efficacité modeste, pour être gentil. Malgré ma faible confiance en son système, pour l’instant personne n’a été malade.

Je tente une sortie, un petit sprint le temps de traverser la place en plein soleil afin de rejoindre les premiers arbres. Je l’avoue, je cours non pas pour échapper au soleil, mais plus pour me sentir vivant et provoquer un léger courant d’air sur mon visage. Je vais le payer bien sûr. Courir n’est pas ce qu’il y a de plus intelligent à faire par ce temps, mais je n’ai jamais su être raisonnable. Je m’arrête essoufflé, l’air brulant rentre dans mes poumons. Je m’assois pour observer ce ciel d’un bleu éclatant qui nous nargue. Pas un nuage à l’horizon. Trois mois que l’été a commencé, nous ne sommes qu’en juillet et l’on ne peut espérer un temps plus clément qu’en octobre. Si nous sommes encore vivants.

Allez, je rentre, les autres vont s’inquiéter. Il me faut me reposer, cette nuit chacun sera mis à contribution.

Il est temps de sortir, nous avons tellement à faire. Notre groupe de quinze se prépare, nous nous divisons en groupes de trois personnes. Rester ensemble n’est pas une absolue nécessité, aucun danger ne nous menace directement. La ville est abandonnée depuis au moins trois ans, et en six mois nous n’avons croisé des gens que par deux fois. Seuls des fous dans notre genre se dirigent vers le sud quand tout le monde tente de rallier les terres scandinaves plus propices à la vie humaine. Mais les frontières ont été fermées et les villes du nord où s’entassent les gens ressemblent plus à des mouroirs. Nous avons donc fuit, décidant à l’inverse de tous, de nous diriger vers le sud et nous avons atterrit ici à Nîmes.

L’avantage est que la mer, à quelques kilomètres seulement, rafraichit légèrement l’atmosphère et que l’eau continue ici de couler grâce à de nombreuses sources naturelles. La hausse du niveau des océans, et par conséquent l’engloutissement de la Camargue, aura eu l’effet de rendre cette ville plus habitable, une exception dans ce monde d’apocalypse. Je fais mon malin, mais c’est Christophe, ancien géologue, qui m’a expliqué tout cela. Quand il avait encore un métier, ou plutôt quand métier avait encore une signification, il s’est fortement intéressé à l’influence du climat et son évolution sur les paysages tels que nous les connaissions. Mais ça c’était avant. Désormais nous parcourons la rue « des marchands », à la recherche d’objets utiles à notre situation. Nous commençons par cette rue car comme son nom l’indique, les commerces étaient nombreux, et avec un peu de chance, les pillards auront oublié certaines parties. Et puis j’ai dans l’idée de repasser dans ce magasin de jeux pour changer de nos parties des Aventuriers du Rail. Avec un peu d’espoir, j’en trouverai un où je peux gagner.

Tiens ? La vitrine de celui-ci semble intacte. Cela me fait mal au cœur de balancer ce gros caillou, mais avons-nous vraiment le choix ? Je ne pense pas que le propriétaire nous en tiendra rigueur. S’il revient un jour… S’il est encore en vie… Des vêtements d’hiver. Pas vraiment ce dont nous avons besoin en ce moment. Après quelques recherches, je trouve du petit matériel : un ruban adhésif et du fil nylon. Fred sera content, il pourra fabriquer une canne à pêche supplémentaire. Mais à ce rythme les poissons du canal seront une espèce en voie de disparition. Leur gout abominable les avait préservés jusque-là, mais contre mauvaise fortune… Je me répète.

Nous passons devant ce magasin qui égaille nos après-midi, l’enseigne a souffert, on arrive à lire partiellement le nom « JA IME ». Je n’ai pas cherché plus à déchiffrer le nom, préférant rester sur ce côté romantique redonnant un peu d’espoir. Nous n’avons pas le temps, j’attrape la première boite blanche à proximité de « l’entrée ». Le mot d’ordre est de rentrer avant deux heures du matin afin que chacun puisse dormir et récupérer quelques forces. Car si nous arrivons à boire à notre soif et à manger presque tous les jours, le manque de sommeil est un des grands dangers.

À une heure nous nous dirigeons vers notre lieu de vie, nous n’avons pas déniché grand-chose. Les seuls aliments trouvés sont périmés depuis plusieurs années. Espérons que les autres aient fait meilleure pêche.